Mirza Duraković

Photographer | Filmmaker | Writer

Byzantines

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PORTRAITS & INTERVIEWS – ONGOING

A series of portraits of musicians that I took during the last lockdown in Paris, greatly inspired by Jimi Hendrix’s quote « music is my religion » and the paintings from the St. John Coltrane Church in San Francisco. This project includes interviews with the artists as well.

Interview with Ophélie (in French)

Interview with Johan (in French)

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Entretien avec Ophélie, 26 ans, chanteuse mezzo-soprano

Mirza – Bonjour Ophélie.

Ophélie – Bonjour.

Mirza – Est ce que tu peux te présenter ?

Ophélie – Oui. Alors donc je suis Ophélie, je suis chanteuse lyrique, mezzo-soprano, donc aussi un... Un peu un cheminement avec la tessiture, ça on pourra en reparler parce que c'est quelque chose pour les chanteurs qui peut changer et qui... Et qui du coup, est hyper différent par rapport au répertoire que tu vas aborder, par rapport à ta technique, enfin c'est quand même des choses très différentes. Et donc maintenant je suis étudiante au 14ème arrondissement, en chant lyrique, et aussi à Clamart. Donc je travaille avec Cécile Achille, que tu connais peut-être, et avec ma mère - donc ça, c'est pas anodin - Miriam Ruggeri.

Mirza – D'accord. Est-ce que tu habites seule, dans une maison, un appartement ? Comment tu pourrais décrire tes conditions de vie ?

Ophélie – Alors j'habite seule dans un appartement, mais je vais très souvent - en tout cas, pour travailler ma voix - chez ma mère. Donc, l'espace est un peu dédoublé et j'ai beaucoup de chance. Et justement, j'aime beaucoup d'ailleurs la sonorité chez ma mère. D'ailleurs, j'ai peur quand on ne pourra plus faire de musique là-bas. Quand... En fait la sonorité d'un espace, on ne peut jamais la recréer. Je ne sais pas. Je suis attachée à ce lieu.

Mirza – Quand tu pratiques, tu pratiques pas chez toi, mais chez ta mère.

Ophélie – Ouais, plutôt. Et après au conservatoire, bien sûr, mais plutôt chez elle. D'ailleurs, elle avait fait un enregistrement d'un disque là-bas tellement la sonorité était intéressante.

Mirza – Est-ce que tu fais quelque chose d'autre ? En plus du chant, comment t'occupes tes journées, en général ?

Ophélie – Alors, je suis aussi chargée de projet dans une fondation culturelle portugaise, la Fondation Gulbenkian, et je m'occupe de projets d'art contemporain, d'expositions et... Donc une grande partie aussi de ma vie, et sinon comment j'occupe mes journées ? Je vais à la piscine, je suis une grande sportive (rires). Non et en fait, sans rire, pour le chant c'est aussi quelque chose de très important, tu vois, la capacité respiratoire, l'entraînement du corps... C'est ton instrument, donc c'est au coeur de ça.

Mirza – Et comment tu te sens quand tu fais du sport, tu sens vraiment que tu travailles pour le chant ou y a aussi une partie de plaisir ?

Ophélie – C'est plutôt... Non je dirais que c'est toujours un peu dans une perspective de la carotte à la fin, donc si je sais que techniquement ça va m'apporter. Après, c'est... C'est un peu la même sensation physique, la même quand je chante, j'ai l'impression que c'est quelque chose de très physique et c'est ça que j'aime dans le chant. C'est la sensation physique du souffle, d'une vibration que tu peux ressentir aussi quand tu fais du sport, quelque chose de très vivant. Je dirais ça.

Mirza – C'est intéressant. Et du coup t'as commencé quand, le chant ?

Ophélie – J'ai commencé, euh...

Mirza – La musique en général, peut-être qu'il y avait autre chose avant le chant.

Ophélie – J'ai commencé la musique, je pense à 3-4 ans, donc très jeune. Au conservatoire, mes parents m'ont mis tout de suite au conservatoire. Ils sont eux deux musiciens, mon père est violoniste et ma mère est chanteuse, et j'ai commencé par le violon parce que je voulais absolument faire du violon comme mon père. Ça a tourné très court, et après j'ai fait beaucoup de piano au conservatoire, et après je suis venue au chant vers 12 ans, quand j'ai commencé la maîtrise de Paris au CRR. Et donc là, ça a été un grand parcours de maîtrises et de chœurs surtout, pendant sept ans, sous la baguette de Patrick Marco qui est un chef assez incroyable et un personnage assez incroyable, et donc... Surtout quand t'as 12-13 ans, que tu fais des concerts à Pleyel ou... Après on a fait plein de répertoires différents, mais ça a été... Enfin c'est toute ma jeunesse (rires). C'est toute ma formation quoi. C'est lui, enfin c'est la maîtrise, et d'être dans un groupe et de chanter en chœur, très jeune. Bon alors techniquement, je pense que c'est... Tu développes plein de défauts comme ça, mais par contre pour la musicalité et la connaissance du répertoire, la sensibilité de jouer avec les autres... En fait tout de suite, de chanter avec les autres, c'est quelque chose qu'on a... Je sais que les maitrîsiennes on a toutes ça vraiment, qui est hyper instinctif et... Je pense que ça a vraiment beaucoup apporté. Et après du coup, j'étais... Tu veux que je te raconte tout ce que j'ai fait ?

Mirza – En gros, est-ce que tu as continué ensuite après le lycée ?

Ophélie – Oui. Après, j'ai continué au 9e arrondissement. Du coup avec une autre professeure et d'ailleurs à la fin de la maîtrise, c'était un peu la fin d'une époque, la fin d'un monde et c'était... Pour toutes, un peu quand on en parlait, c'était vraiment la fin de notre microcosme musical, qui finissait et il fallait s'en créer un nouveau et justement, c'était pas facile pour beaucoup. Du coup après j'étais vraiment en classe de chant lyrique pour devenir soliste entre guillemets. Voilà, j'ai fait ça un moment et après, ça se passait pas bien du tout avec une prof donc j'ai arrêté. Pendant un moment j'ai eu besoin d'arrêter, de faire autre chose complètement. Et là, j'y suis revenu depuis quelque temps avec une ferveur (rires). Enfin, c'est beau de revenir à ce qu'on aime vraiment et à ce qu'on est vraiment.

Mirza – Et quand t'as arrêté, t'as senti que tu t'éloignais de ce que t'étais vraiment ?

Ophélie – Ouais, parce que j'ai senti que je me cherchais dans autre chose, que j'avais envie de me voir dans autre chose pour... Il y avait ce côté de vouloir tout essayer aussi, d'essayer plein d'autres choses et il y avait une charge émotionnelle avec le chant qui était trop forte à ce moment-là, que j'arrivais pas à gérer. Du coup ça se passait pas comme je voulais exactement. Et j'étais trop pressée aussi et donc trop exigeante. Et donc, j'avais besoin de... C'était trop de charge émotionnelle - et il en faut bien sûr pour chanter, pour tout musicien - mais quand c'est trop fort, surtout avec la voix, tu peux pas gérer ton instrument comme tu veux. Tu peux pas... Enfin je trouve, en tout cas pour moi c'était comme ça. Du coup, maintenant c'est différent et j'ai l'impression d'être revenue à qui je suis vraiment.

Mirza – Tu gardes plutôt un bon souvenir du conservatoire et des premières années musicales, etc. ?

Ophélie – Après, c'est aussi un milieu - en tout cas la maîtrise - qui était très exigeant et... Y a pas que du positif, mais tu vois... Très exigeant alors que t'es encore un peu enfant et la moindre chose qu'on va te dire sur ta voix, sur ta technique, en fait ça te marque vachement. Et des fois, c'est un peu trop rentre-dedans, mais je garde un super souvenir de... Vraiment, t'as l'impression d'être dans un microcosme, dans un cocon avec que des gens hyper intéressants, hyper musiciens, hyper... Qui te comprennent, qui sont... D'être toujours un peu en phase avec les autres. Et après, quand tu sors de ça, tu te rends compte qu'il existe plein d'autres choses en fait. Parce que t'as toujours... Les musiciens sont beaucoup entre eux quand même, et t'es un peu dans une bulle et des fois, il faut un peu l'éclater pour se confronter à d'autres choses.

Mirza – Et toi justement, est-ce que t'as choisi de faire de la musique de façon professionnelle ?

Ophélie – Bah... À la base, j'étais partie pour... C'était mon projet. Et quand j'avais besoin d'arrêter un moment la musique, je suis partie dans autre chose, mais... C'était... Non à la base en tout cas quand je suis sortie de la maîtrise, et quand j'étais au 9ème arrondissement au conservatoire du coup, j'étais vraiment dans cette perspective mais jamais arrêté des études qui n'étaient pas en lien avec la musique aussi. J'avais toujours besoin de... J'ai toujours été... Il fallait que quand même j'aie un pied hors de la musique. J'ai toujours eu ce...

Mirza – Ça s'est matérialisé comment ça, après le... Tu m'as dit que t'as fait le conservatoire, mais donc t'as fait des études aussi à côté ?

Ophélie – Oui. Du coup j'étais... Pendant que je faisais le conservatoires j'étais en histoire à la Sorbonne et... Alors que, par exemple, tous mes camarades du conservatoire étaient souvent en musicologie. Ils voulaient quand même garder un pied dans le monde académique, entre guillemets, avoir un diplôme universitaire. Mais quand même vraiment dans le milieu musical, même si c'était théorique. Et moi, je ne pouvais pas... Je sais pas, je ne voulais pas que toute ma vie finalement soit la musique, j'avais peut-être peur de ça, je sais pas. Du coup j'étais en histoire à la Sorbonne, et après pour mon master - qui correspond à la période où j'ai arrêté la musique - j'ai fait des études en relations internationales sur le Moyen-Orient. Très intéressant, rien à voir. Et ce qui m'intéressait justement... Comment je me suis intéressée au Moyen-Orient ? C'était par la musique. Et c'était d'abord parce qu'on a fait un voyage au Liban quand on était au lycée... On a fait un échange entre le conservatoire de Paris et le conservatoire de Beyrouth et c'était vraiment par la musique, par les sonorités qui te touchent. Et d'ailleurs, par rapport justement aux sonorités de la musique baroque, aux frottements, ce côté un peu "quarts de ton", ça me touchait énormément. Et en fait, par là, j'ai eu envie de m'intéresser à la politique, à la géopolitique, à plein d'autres choses. Tout ce qui touche à cette région, mais qui, du coup, est hors du champ musical.

Mirza – C'est intéressant. Et comment t'as choisi le chant, parce que t'as dit que t'as commencé avec un instrument ?

Ophélie – Je pense que c'est beaucoup... Ça vient beaucoup de mes parents, quand même. Après, j'avais toujours envie de chanter, faire un peu comme ma mère et...

Mirza – Ta mère est chanteuse et ton père violoniste. Tu te souviens quand t'as choisi, quand tu t'es dit "je veux être chanteuse" ?

Ophélie – Ça ne s'est pas fait vraiment dès que je suis rentrée à la maîtrise. C'était plus... C'était pas dans un objectif professionnel directement. Pas du tout. Et justement, surtout au début, le piano, c'était vraiment plus important presque. Mais après, y a eu une bascule où... Je ne sais pas exactement quand, mais au fil des années, l'amour de la sensation que te provoque le chant a pris complètement le dessus par rapport à la pratique pianistique. Après du coup le piano est vraiment passé en 4e plan. Mais je pense que c'est quand même mes parents qui m'ont mis au chant, mais pas avec une ambition démesurée. Et justement, c'était plutôt mon père qui m'a poussée dans le chant parce que ma mère, elle n'avait pas forcément envie, je pense au début, de de me dire "allez, fais comme moi". C'est pas mal mon père qui m'a poussée là-dedans. Et en même temps qu’aujourd'hui, je travaille avec ma mère la technique. Je trouve que ça se passe hyper bien, c'est hyper intéressant de travailler avec elle et du coup ça a pris un relai un peu différent.

Mirza – Et comment tu te sens quand tu chantes, sur scène ?

Ophélie – Il y a plusieurs choses. Il y a le côté de se sentir vivante à 360 degrés. Je pense que... J'ai jamais ressenti cette sensation d'être vivante, comme ça, avec tous tes sens éveillés. À part chanter sur scène, je vois pas... Du coup je parle beaucoup de sensations physiques depuis tout à l'heure, je me rends compte, mais je crois que c'est hyper juste, en tout cas pour le chant. Il y a un peu une extase, un côté sacré que tu peux ressentir. Je sais pas... En tout cas, moi je suis pas du tout croyante, j'ai pas un côté spirituel de ma vie très développé, mais je le retrouve quand je fais un concert dans une église. Pour moi, il y a rien de plus beau. T'as l'impression d'être dans un microcosme, de partager quelque chose d'hyper fort et de vraiment sacré, transcendant. Je sais que ça provoque... Le côté aussi de vivre un moment - c'est un peu bateau - unique. Un concert, c'est une fois.

Mirza – Et la musique en général, quand t'écoutes de la musique ? Qu'est ce que ça te procure comme sensations ? J'imagine que ça dépend de la musique, mais qu'est-ce que ça représente pour toi ? Est-ce que c'est une passion ? Est ce que c'est plus que ça ? Tu parles de transcendance ?

Ophélie – C'est hyper présent. J'ai un peu du mal - en tout cas quand j'écoute une musique qui me plaît énormément, et surtout classique - j'ai énormément de mal à ne pas être à fond dans ce que j'écoute. J'adore écouter un nouveau répertoire et avoir la partition, je n'arrive pas trop à écouter en fond... Mais ça provoque énormément de choses. La musique, ça peut te plonger dans tes retranchements les plus profonds, et ça peut aussi t'en sortir d'une manière transcendante. Et je trouve justement que la musique baroque, c'est un répertoire qui me provoque encore plus ça. Et je pense que c'est vraiment très physique. C'est quand même des fréquences, la musique - pour être un peu terre à terre, c'est ça, et certaines fréquences ou sonorités... Il y a des sons qui frottent, des accords qui ne sont pas forcément communs, qui me parlent. Et après je pense que c'est un répertoire qui me touche beaucoup, mais c'est parce mes parents ont fait beaucoup de musique baroque, quand le baroque n'était pas du tout à la mode dans les années 80, ça émergeait à peine. Je pense que j'ai énormément baigné dedans et donc c'est un peu des sonorités qui me sont familières. Donc ça me touche, j'ai l'impression que c'est mon identité.

Mirza – Et qu'est ce qui s'est passé avec le Covid, j'imagine que c'était plus difficile ? Plus de concerts - comment tu t'es sentie à ce moment-là? De ne plus pouvoir chanter sur scène, devant un public ?

Ophélie – C'est bizarre parce que déjà, je pense qu'on est un peu dans l'irréel, on sait pas... À la fois il y a le côté "tu ne te produis plus", donc c'est difficile d'avoir un but. Et je pense que pour un peu tout le monde, que ce soit un concours ou un concert, t'as besoin d'avoir un objectif pour vraiment pousser tes limites, pour avoir une dynamique de travail... Pour avoir aussi une récompense de ton travail, ça c'est un point... Donc c'est difficile. Mais, une autre chose, j'ai l'impression - en tout cas pour moi - que j'avais plus de temps, et notre rapport au temps a changé depuis le Covid. On est quand même beaucoup moins dans le rush, on est plus dans l'introspection. On a un rapport au temps différent, et moi ça m'a aussi apporté des choses finalement, cette période de Covid... Et même de remise en cause sur "qu'est ce que c'est pour moi le chant ? Qu'est ce que j'en fais? Comment je développe ça ?". De s'intéresser à d'autres répertoires... C'est un moment d'introspection technique, et sur soi aussi, et du coup ça n'a pas que des mauvais côtés, je pense. Par contre faudrait pas que ça dure trop longtemps (rires). Par contre, oui le côté "jouer avec les autres", c'est un peu plus difficile, mais en fait bon, maintenant ça va... Je pense qu'il n'y a pas que du négatif - entre guillemets - en tout cas pour moi.

Mirza – C'est quoi ton rapport avec le public quand tu chantes ? Comment tu le vois, comment tu le considères ?

Ophélie – Moi - j'ai l'impression de me répéter - c'est un peu... Oui t'as le côté communication, mais il y a un peu le moment sacré du concert, où tu partages les choses avec des gens. C'est unique, encore une fois. C'est une fois, c'est... Et le rapport aussi avec le public c'est que t'as envie de toucher les gens, et donc il y a ce côté aussi ou des fois, c'est pas grave si c'est pas parfait, parce qu'encore une fois, c'est un moment qui est entier et unique. Et après, je pense que tout le monde joue... Je pense qu'on ne joue pas que pour les autres, qu'on joue beaucoup pour soi aussi. Ça serait hypocrite de pas dire ça. On joue pour soi, mais à travers soi, pour le public aussi.

Mirza – Intéressant. Qu'est-ce que tu te tiens sur la photo ?

Ophélie – Oui, alors je tiens L'Orfeo de Monteverdi, qui est le premier opéra de l'histoire. J'ai choisi cette partition parce que déjà, je l'ai beaucoup chantée (rires), et j'aime beaucoup cette oeuvre. C'est sur le thème d'Orphée, qui à l'époque est vraiment le thème des œuvres littéraires, musicales... C'était vraiment très à la mode. Et le rôle que j'ai chanté, c'est La Musica - donc la musique - et en fait, au début de l'opéra, il y a un long prologue de la musique qui déclare - puisque Monteverdi c'est beaucoup de récits, il n'y a pas vraiment d'airs, c'est encore un schéma qui insiste beaucoup sur le parlé-chanté presque - et donc il y a ce long prologue de la musique, qui parle des pouvoirs de la musique, de ses pouvoirs de guérison, ensorceleur. Je le dis de manière un peu trop triviale, mais en fait c'est vachement beau et c'est la même mélodie, mais avec un texte différent et c'est vraiment très déclamé. Et dans cette musique aussi, il y a une grosse partie qui est libre à l'ornementation et du coup, c'est aussi l'ornementation, l'interprétation du chanteur. Et ça c'est quelque chose qu'on retrouve pas dans les opéras des siècles suivants. Je trouve que c'est un opéra qui est très, très beau, et où il y a des tensions - que ce soit dans la narration, mais aussi dans l'harmonie - qui sont hyper fortes et qui me touchent beaucoup.

Mirza – Merci. Par rapport à ton activité professionnelle et artistique. Je voulais savoir, est-ce qu'il y en a une qui empiète un peu sur l'autre, est-ce que t'as l'impression de devoir sacrifier certaines choses ? Ce serait quoi ton désir, idéalement ? Parce que là, je comprends que tu fais un peu des deux.

Ophélie – Là en ce moment, je dirais clairement que ma vie musicale est au premier plan. Mais tant que ça reste comme ça en fait, ça me va. J'ai pas envie que, par contre, ma vie professionnelle empiète sur la musique. Et après, c'est des choix qui vont se faire. Mais là, pour l'instant, le plus important serait de refaire de beaux concerts déjà. Avant de voir qui empiète sur quoi. Ce serait de faire de beaux concerts, de rejouer, de ressentir déjà un peu plus cette relation avec le public, avec un nouveau répertoire que je travaille, qui n'est pas du tout baroque. Et ça, du coup, c'est un peu mes défis dès que l'on pourra rejouer et rechanter.

Mirza – Merci. Je sais pas si t'as un dernier mot à dire sur la musique, les musiciens, le conservatoire en général - puisque c'est un projet sur les musiciens du Conservatoire ?

Ophélie – J'ai un truc de mon père qui me vient - lui il est prof aussi au conservatoire et il a fait ses études au Conservatoire de Paris, etc. il est rentré dans un orchestre prestigieux, l'orchestre de la radio, le Philar, et il en est parti - et je sais que lui, des fois, il est un peu critique avec la manière dont on nous enseigne la musique. Il trouve que c'est très cloisonné, au Conservatoire, donc lui il a toujours essayé un peu de sortir de ces schémas et je me pose souvent des questions par rapport à l'enseignement. Est-ce qu'il y a des musiciens au Conservatoire ? Je me pose des questions par rapport à ça, mais pas forcément dans un mauvais côté. Et une autre chose aussi qu'il me dit souvent, c'est qu'avant les années 2000, il trouvait qu'il y avait vraiment des écoles - par exemple quand on parlait de l'école française ou le conservatoire français, où il y avait un son qui était vraiment français, un son qui était vraiment russe, qui était vraiment italien, allemand - et du coup, ça, ça m'a toujours intéressée. Et si je fais le parallèle avec le chant, comme chaque voix est tellement différente... Enfin, on parle quand même de l'école anglaise, avec tes techniques et une recherche timbre qui est différente, mais... Mais encore une fois, le côté unique de l'instrument qu'est la voix.

Mirza – Merci beaucoup. Merci.

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Entretien avec Johan, 29 ans, pianiste classique

Mirza – Bonjour Johan.

Johan – Bonjour Mirza.

Mirza – Est ce que tu peux te présenter?

Johan – Alors j'ai 29 ans, je m'appelle Johan, Johan Barnoin. Je suis pianiste. J'habite à Paris depuis deux ans maintenant. J'ai grandi à Nice, j'étais au conservatoire là-bas jusqu'à mes 18 ans. Après, je suis parti à Londres quand j'avais 19 ans. J'ai fait mes études là-bas, licence et master. Master que j'ai eu en 2016. C'est là-bas que je me suis spécialisé dans le... un peu plus en musique classique dans l'accompagnement vocal, donc le travail avec les chanteurs lyriques et le répertoire de la mélodie et du lieder. Ensuite, je suis... J'ai eu une petite expérience à Berlin où j'ai pris quelques cours d'allemand, notamment pour... C'est parce que ça m'est très utile pour le répertoire du lieder où tous les textes sont en allemand et en musique classique en général, on rencontre beaucoup de gens qui sont... Qui sont, qui sont basés en Allemagne, qui travaillent là bas. Donc c'est une langue assez importante qu'il faut un tout petit peu connaître. C'est un peu pour ça que j'étais parti à Berlin et donc après, je suis arrivé à Paris il y a environ deux ans et je suis professeur de piano à l'Académie Jaroussky et parallèlement à ça, je refais un master d'accompagnement vocal au CNSM dans la classe d'Anne Le Bozec, qui est une très grande professeur. Et c'est d'ailleurs en grande partie pour ça que je suis venu à Paris pour la rencontrer.

Mirza – D'accord. Merci pour cette présentation très détaillée. Comment tu occupes tes journées ? Alors j'imagine que comme t'es en Master, tu assistes à des cours, t'es professeur, tu donne des cours aussi ?

Johan – Alors c'est exactement ça. J'assiste... J'ai des cours que je reçois au Conservatoire. Ça c'est une fois par semaine avec Anne Le Bozec, une fois par semaine avec son assistant. J'ai des cours une fois par semaine aussi d'arrangements. Ça, c'est une option que j'ai choisie. Voilà, j'ai plusieurs cours que je reçois tout au long de la semaine au CNSM, plus les cours que je donne à côté - et ça aussi, c'est un peu tout au long de la semaine - et à côté ça, je dois aussi travailler moi mon piano. C'est quelque chose qui prend plusieurs heures par jour pour toujours garder un état de forme convenable. Et puis après ça dépend des périodes. Évidemment si on a des concerts, c'est plus ou moins, si on a... Si on a des choses importantes à préparer. Donc, je dirais que je commence toutes mes journées par travailler mon piano. Mon emploi du temps me permet de faire ça, de commencer mes journées par un travail personnel et après, en fonction du jour, je... Soit je pars donner un cours, soit je pars recevoir un cours.

Mirza – Et combien d'heures à chaque fois ? Est ce que tu peux nous dire, par exemple, quand tu dis "je commence ma journée de travail personnel", combien d'heures à peu près ? Une fourchette si tu veux.

Johan – Une fourchette? Je dirais qu'en ce moment grand maximum, grand maximum, je travaille quatre heures. Mais voilà, il y a des journées où je vais travailler une heure, il y en a je vais travailler trois, y en a deux, quatre. Je dirais que je fais pas plus, pas plus de quatre heures par jour de travail personnel. La réalité, c'est que quand j'étais plus jeune, je comptais les heures, et maintenant je compte plus du tout. C'est-à-dire que je travaille, et quand je sens que c'est bon, j'arrête. Quand je sens que je suis fatigué, que ça ne sert à rien de continuer, j'arrête. Même si j'ai fait une demi heure, ce n'est pas le nombre d'heures qui compte. Mais voilà, j'essaye de faire entre trois et quatre heures maximum par jour en ce moment et... De travail personnel, et après, il y a la journée de... L'autre journée, des cours...

Mirza – Et ça aussi, combien de temps à peu près ?

Johan – Ça dépend. Le lundi, je vais donner trois heures de cours. Le mardi, je vais en donner deux. Le mercredi, j'en donne. Je crois trois-quatre, trois ou quatre je sais plus. Le jeudi, j'ai cours - je ne donne pas cours, mais j'ai cours au CNSM - j'ai deux heures de cours d'arrangement. Le vendredi, j'ai une heure avec Anne Le Bozec, ma professeur de piano, une heure avec son assistant et j'ai une heure d'une autre... D'improvisation générative. C'est une option que j'ai choisie au CNSM, où on est en groupe et voilà, on improvise sur sur des thèmes que le prof va nous donner. Donc ça c'est une heure et je ne donne pas cours ce jour là. Donc, en tout c'est trois heures de cours que j'ai. Et le samedi, je donne cinq heures de cours, et le dimanche j'ai rien. Le dimanche, généralement, je fais... Je ne fais pas grand chose quoi. Souvent, je ne travaille même pas du tout mon piano, je fais rien. Mais ça dépend, je fais en fonction de l'état de forme.... Et en fonction du planning aussi, si j'ai des trucs très importants à monter rapidement, comme la semaine dernière je devais remplacer un pianiste pour un concert au Conservatoire, je n'avais pas le choix. Il fallait que j'apprenne les pièces et du coup, là j'ai travaillé... J'ai travaillé même quand j'en avais moins envie. Donc voilà, ça, c'est jamais un emploi du temps à ce niveau là, en travail personnel fixe, ça change en fonction des projets.

Mirza – Et est-ce que dans ton temps libre, il t'arrive de jouer par plaisir ?

Johan – Oui, alors moi j'improvise beaucoup. Donc, souvent je... Même d'ailleurs pendant mes sessions où je travaille des pièces pour un répertoire précis, pour un concert ou autre, il m'arrive de faire des pauses, mais des pauses... Pas où je vais pas faire de piano, mais des pauses où je vais improviser et juste jouer ce qui me passe par la tête, et... Voilà. Et là, ça va être un moment purement pour le plaisir et pas du tout de travail ou quoi que ce soit.

Mirza – Comment tu te sens quand tu joues dans ces moments de plaisir ?

Johan – Dans ces moments de plaisir ? Bah c'est les moments que je préfère. Alors les deux moments que je préfère au piano c'est le moment où soit j'improvise pour moi tout seul, soit quand je suis en concert. Et que... Voilà, que je sens qu'il se passe quelque chose, que je me sens bien avec l'instrument, qu'il se passe quelque chose de particulier. Le travail en lui-même, c'est pas le... C'est pas forcément ce que je préfère. Mais sinon, ces moments où j'improvise, c'est des moments de pure liberté, donc des moments où je me sens vraiment libre et du coup, par conséquent, vraiment bien.

Mirza – Tu vois ça comme un travail, une passion ? Les deux ?

Johan – Alors c'est vraiment les deux, c'est les deux et ça dépend. Je pense que tout le monde te le dira. C'est avant tout une passion, évidemment, mais c'est aussi un travail parce que c'est pas tout le temps - comme toutes les activités qu'on fait toute la journée - c'est pas tout le temps marrant et c'est pas tout le temps... C'est pas tout le temps du plaisir. Parfois, on n'a pas envie de le faire et il faut se forcer. A ce moment là, c'est un travail, mais vu que c'est une passion c'est quand même plus facile de se forcer à faire quelque chose qu'on aime, mais c'est pas parce qu'on l'aime qu'on a envie de tout le temps le... C'est pas parce qu'on aime ce qu'on fait, qu'on a toute le temps envie de faire.

Mirza – Est-ce que t'as d'autres passions à côté de la musique, du piano ?

Johan – Je sais pas si je peux appeler ça des passions. Des hobbies, parce qu'une passion c'est vraiment un terme extrêmement fort. Mais des hobbies, oui. Le sport en général, je suis... Je suis toute l'actualité sportive. J'adore le sport. Et après, oui dans les arts, toujours soit je lis, soit je vais regarder un film, soit je vais aller au musée, enfin l'art en général. J'ai pas de... Mais je peux pas dire que je suis un passionné de littérature ou un passionné de cinéma, dans le sens où je vais pas passer des heures par jour à étudier un film ou un livre. Mais ça va m'accompagner quotidiennement quand même. Mais je n'ai pas envie d'appeler ça "passion" parce que c'est peut être un mot... Un mot un peu fort, mais par contre c'est mon quotidien aussi.

Mirza – Et le sport et la musique ?

Johan – Le sport et la musique...

Mirza – Est-ce que tu vois des ponts entre les deux, des liens ?

Johan – Le lien bah c'est le...

Mirza – Y a la compétition bien sûr...

Johan – Ouais y a l'aspect de performance. Le lien le plus évident, c'est qu'en sport et en musique, il faut être bon à un moment, le jour J et à l'heure où on est sur scène ou sur le terrain et qu'avant et après, on s'en fout en fait. Ça, c'est vraiment le lien le plus évident entre les deux. Et que du coup, pour arriver à être au top à ce moment là bas, bah ça demande une pratique quotidienne et ça demande un travail qui t'amène à être au meilleur de ta forme au moment voulu. Et voilà, c'est vraiment ce qui rapproche les deux domaines. Et aussi... Alors en sport, c'est différent parce qu'en sport, il y a un moment où le physique ne répond plus, du coup, on s'arrête. Mais pendant le laps de temps où on le fait, on n'est jamais... On n'est jamais totalement satisfait. On se dit toujours "je peux faire plus, il faut que je fasse plus." Et un attaquant qui va marquer deux buts, il voudra marquer trois. Et en musique, si on joue une pièce... Si on est très content de soi, le jour où on joue... Je sais pas, on fait un concert, on joue une sonate et on se dit "là, je l'ai très bien réussie." Mais une fois qu'on aura atteint ce stade là, on voudra aller plus loin. Donc on sera jamais... On ne sera jamais totalement satisfait. Et c'est ça qui nous pousse à travailler tous les jours, sinon on s'arrêterait très rapidement. On se dirait "bon bah j'ai fait le tour de la question, donc je m'arrête." Donc le lien aussi c'est qu'on a jamais... Tant qu'on n'a pas arrêté, on n'est jamais allé... On ne sait pas où est la limite. Voilà.

Mirza – C'est intéressant. Et je vais revenir un peu en arrière, quand tu parlais de Nice, donc du Conservatoire, comment ça s'est passé ton initiation au conservatoire et à la musique ?

Johan – Mon initiation à la musique, alors moi j'ai commencé le piano parce qu'on avait un piano à la maison. Qu'on a toujours, d'ailleurs. Et ma sœur en jouait et je voulais faire comme elle. C'est ma grande sœur, donc je voulais un peu la copier. Donc ça, c'est ma vraie... C'est vraiment le point de départ.

Mirza – T'avais quel âge ?

Johan – J'avais... J'avais 6 ans. Je me souviens d'ailleurs très, très bien du moment où c'est arrivé. Je la voyais jouer, j'étais dans les escaliers, je descendais les escaliers chez moi et je m'étais dit à ce moment là "je veux faire du piano". Mais je pense que c'était plus par mimétisme que par vocation à ce moment là. C'était peut-être un mélange des deux, mais je n'étais pas conscient de tout ça. Je pense que c'était plus par mimétisme. Et après, le conservatoire... Il me semble avoir passé une audition, mais j'en ai aucun souvenir, et... Et très jeune, alors j'étais dans les classes CHAM. Je crois qu'on appelle les classes... Je crois que c'est comme ça le nom, classes CHAM donc les classes musicales où on était le matin à l'école et l'après midi au conservatoire. Donc ça a toujours été une.. Quelque chose de très naturel. Enfin ça a très vite été mon quotidien et je n'ai pas de souvenir d'un... Vu que ça a été très tôt, j'ai pas de souvenir d'un changement de vie ou d'un truc radical. Ça a toujours été très normal du coup. Donc j'ai pas de souvenir particulier du début... Enfin de mes débuts au Conservatoire. Je me souviens de comment j'ai commencé le piano, mais pas l'institution en elle même, les premiers pas là bas.

Mirza – Quels souvenirs tu gardes du conservatoire, de tes années là-bas ?

Johan – J'en garde un bon souvenir. J'en garde un très bon souvenir. Déjà, en parlant le premier souvenir qui me vient, j'en garde un bon souvenir parce que c'est là bas que j'ai rencontré beaucoup d'amis aussi et que... Donc j'ai passé de mes six ou sept ans à mes 18 ans. Du coup, toute mon enfance et mon adolescence. J'en garde un bon souvenir, mais avec aussi pas mal de contraintes au quotidien, avec les examens, les épreuves, le stress que ça engendre quand on a dix ans et qu'on doit passer la fin de premier cycle devant un jury. Et du coup, on travaille plus qu'un enfant normal qui, après l'école, peut être après les devoirs sa journée s'arrête, mais nous voilà il fallait qu'on travaille notre instrument parce qu'on avait des échéances, et... Donc voilà j'ai ce souvenir quand même, très lié au conservatoire ou où devait passer des examens. Le conservatoire était lié à une sanction au final, il fallait jouer un morceau devant un jury. On allait nous dire "c'est bien ou pas bien." Et ça, ça m'a pas du tout traumatisé mais voilà, ça fait vraiment partie de mon souvenir. La sanction finale où il faut jouer... Il faut jouer ton morceau que tu travailles en boucle pendant deux mois, qu'il faut apprendre par coeur. Voilà un côté très... Voilà, qui représente bien ce qu'on a en tête du conservatoire.

Mirza – Toi, tu te sentais comment ? Pendant ces auditions, ces examens ?

Johan – Je me sentais...

Mirza – Au début, à la fin on va dire, puisque j'imagine que c'est jamais la même chose suivant les années, on acquiert de l'expérience.

Johan – Je me sentais... Je me sentais souvent stressé - et je crois qu'on l'étais tous - parce qu'à l'époque, quand on à cet âge là, on ne fait pas de concerts. On fait des auditions et des examens. On monte sur scène pour jouer cinq minutes, le morceau qu'on a appris pendant deux mois, et après, c'est fini quoi. C'est pas du tout un environnement facile. Ça ne met pas à l'aise, et même maintenant d'ailleurs... On est tous d'accord, même en étant professionnel, pour dire que si on doit jouer peu, c'est pas facile. Juste de jouer dix minutes et après, c'est terminé. Et là, c'était un peu le cas. C'était vraiment "on travaille deux mois pour 5 minutes". Et du coup, il y a le truc où on se dit "j'ai pas le droit à l'erreur, il faut que ça se passe bien", et c'était assez stressant. Mais après, j'ai toujours eu un esprit assez compétitif - et d'ailleurs, à côté de ça, je faisais du tennis, et ce qui me plaisait en tennis c'était de jouer des matches - et du coup, là où je prenais plaisir, le moment où je jouait le mieux mon morceau, c'était pendant les auditions et les examens. Parce que j'avais cet esprit de compétition - mais pas par rapport aux autres, par rapport à l'événement - de me dire "c'est maintenant". Et ça, ça me stimulait. Sur le moment, j'étais évidemment stressé, mais je pouvais en retirer un certain plaisir, même si globalement je peux pas dire que c'était de bonnes expériences dans la préparation. Parce que c'était toujours lié au stress de la sanction finale. Et ça il me semble que c'est partagé par tous mes amis musiciens. On a tous vécu la même chose.

Mirza – Et quand est-ce que t'as compris que le piano, ce serait ta vie ? Est-ce que tu as ressenti des pressions pour que tu prennes un autre chemin, peut-être, où t'aurais plus de chance de réussir matériellement ?

Johan – Non, jamais. Je n'ai jamais ressenti de pression. À la base, mon premier choix d'instruments c'est le clavecin d'ailleurs. C'est le premier souhait que j'ai émis à mes parents, c'était que je voulais faire du clavecin, et ils m'ont dit non parce qu'on avait un piano à la maison, et du coup c'était beaucoup plus pratique. Et c'est après ça d'ailleurs que je me suis décidé pour le piano. J'ai jamais ressenti de pression pour faire quoi que ce soit en général dans ma vie. Tant que ça me plaisait, tant que ça fonctionnait bien, on se posait pas de questions. Mes parents ne se posaient pas de questions et j'ai jamais ressenti de pression pour faire autre chose que de la musique. Je ne me suis jamais dit que j'allais faire autre chose que de la musique, vu que ça a été mon quotidien à partir de mes 6 ans, je ne me suis jamais trop posé de questions.

Mirza – Donc après le conservatoire à Nice, t'es parti à Londres. Tu peux nous raconter cette expérience, dépaysement un peu, et au niveau musical aussi, omment ça s'est passé - au niveau de l'enseignement ?

Johan – Alors Londres... Le dépaysement, c'était déjà le dépaysement de la langue. Parce que même si c'est de l'anglais, ça reste une langue étrangère et quand on a 18 ans... J'étais pas particulièrement doué en langues. Donc, au début, je galérais, je ne me sentais pas du tout à l'aise... Les profs te parlent, tu comprends pas, tout ça... Une vie nouvelle, avec une nouvelle - je ne sais pas si je peux dire une nouvelle culture, parce que quand même, Londres, surtout dans cette école, c'est très international. Donc il y avait quand même pas mal de Français. Je dirais pas une nouvelle culture, mais une nouvelle vie. Ça n'a pas été facile du tout. Après, l'enseignement, c'est pareil - l'enseignement lui-même, ça dépend des professeurs parce qu'il y avait des professeurs de toutes les nationalités - mais par contre, l'état d'esprit est différent. Les professeurs, voire le directeur, sont beaucoup plus proches des élèves. Il y a un dialogue qui se fait beaucoup plus facilement là-bas. Moi, j'ai beaucoup aimé ça et d'ailleurs ça met très à l'aise, donc c'est assez agréable, et on sent qu'on peut vraiment partager. On peut tout dire à son prof, on peut avoir une vraie discussion, on se sent plus proche d'eux, plus rapidement. Parce qu'évidemment, si on reste à Nice - j'étais resté dix ans avec la même prof, au bout d'un moment, on devient proche - mais à Londres, tout de suite, il y a un contact qui est très direct. Du coup, ça met à l'aise et ça pour le coup, c'est vraiment une culture anglo-saxonne. Et ça, j'ai tout de suite adoré. Après... Non, tout simplement c'était une nouvelle vie. Moi, je partais de Nice, je vivais chez mes parents, et puis après j'ai découvert la vie sans les parents, en colocation, avec une nouvelle langue, des nouveaux amis... Mais au début, les premiers mois ont été assez difficiles et d'ailleurs, je ne me sentais même pas totalement à ma place. Je me disais "mais qu'est ce que je fais là ?". Mais ça, c'est plus parce que c'était une nouvelle vie et que je ne m'étais pas encore habitué. C'était pas vraiment des pensées fondées sur quelque chose de très, très sensé.

Mirza – Est-ce que ça a changé ton rapport à ton instrument ? Est-ce que t'as appris de nouvelles choses - j'imagine dans ta façon de jouer - tu t'es amélioré ?

Johan – En fait, je pense que le changement ne s'est pas fait directement entre moi et le piano, mais entre moi et la musique en général.

Mirza – Ça a changé ton rapport à la musique ?

Johan – Oui. Parce que là-bas, tout est très ouvert. Donc par exemple, très concrètement, on n'est pas du tout enfermé dans notre instrument et on peut assister à beaucoup de répétitions d'orchestre. Ils invitent beaucoup de chefs assez réputés pour faire travailler l'orchestre de l'Académie, constitué d'élèves. J'ai passé beaucoup de temps à écouter ces répétitions-là, à écouter d'autres cours d'amis instrumentistes et du coup, ça m'a vraiment ouvert à plein de trucs auxquels je ne m'étais pas vraiment intéressé. Parce que quand j'étais à Nice, bah forcément, c'était c'était piano-piano... Et puis aussi, le fait de ne pas vivre avec ses parents, de pas vivre en famille, on est tout le temps avec des amis. Donc les rapports et les discussions sont différents, on est beaucoup plus dans l'échange et c'est beaucoup moins fermé. Parce que forcément, quand on rentre chez soi avec papa, maman, c'est pas... Voilà. Du coup ça m'a ouvert plein de portes, mais dans la tête. Et ça on s'en rend pas compte au début, on ne fait pas de lien ou quoi que ce soit, mais on sent qu'on emmagasine plein de plein de choses et après, ça se ressent quand on joue. Voilà, il y a un vécu différent. Cette école, la Royal Academy à Londres, est vraiment parfaite pour ça. Parce que c'est un lieu où on peut passer une journée entière sans en sortir : on va avoir notre cours, on va écouter une répète d'orchestre, il y aura une master class de trompette... C'est ça un peu dans toutes les écoles, mais là-bas, je ne sais pas pourquoi, c'est encore plus direct et plus fort. Et c'est vraiment dans la culture, de goûter un peu à tout. C'est surtout ça que ça m'a apporté, et puis c'est surtout là-bas que j'ai vraiment découvert l'accompagnement vocal, comme on appelle ça, et le répertoire du piano chant, des mélodies, des lieder... Et j'ai rencontré là-bas des professeurs extraordinaires pour le coup, dans ce domaine-là. Donc ça a été le début de ma vocation là-bas, ça, c'est clair.

Mirza – Est-ce que tu peux nous expliquer - peut-être pour les gens qui ne connaissent pas - ce que c'est exactement que l'accompagnement, et pourquoi toi ça t'a intéressé plus qu'être pianiste dans un orchestre symphonique ou pianiste soliste ?

Johan – C'est un peu un concours de circonstances. Ma coloc était mezzo-soprano, c'était une chanteuse lyrique, et elle avait besoin d'un pianiste pour son audition de fin d'année. Donc j'ai commencé à jouer avec elle, et en fait je me suis rendu compte que j'étais bon là-dedans. J'avais une utilité à faire ça. Moi je me sentais bien, elle se sentait bien, ça se passait bien. Et en fait, tout simplement j'ai pris plaisir à faire ça comme ça, donc ça a commencé avec Olivia - elle s'appelle Olivia - et pour expliquer ce que c'est... Tout simplement, c'est le répertoire... Le mot accompagnement, c'est jamais le mot idéal parce qu'au final, on ne fait pas qu'accompagner, on joue avec. C'est comme de la musique de chambre. Mais voilà, ça demande d'avoir des connaissances sur ce que c'est le chant aussi. Sur comment dire un texte, donc il y a aussi l'accès à la poésie. Ça fait vraiment partie du travail de ce que je fais, le poème est aussi important que la musique. Si on veut vraiment bien jouer sa partition, il faut d'abord savoir mettre en musique le texte, comprendre le phrasé, "pourquoi la musique est comme ça ?", parce qu'ici, cette phrase-là, dans le poème, elle à ce rythme là. Ça m'a aussi parlé. C'est tout simplement ça l'accompagnement vocal, c'est juste de la musique de chambre mais avec chanteur, et ça demande des connaissances et d'avoir un intérêt pour ce que c'est le chant. Ccomprendre le mécanisme, s'intéresser un peu à la littérature, aux poèmes...

Mirza – C'est quoi ton rapport à la chanteuse ou au chanteur, quand tu joues ? Tu disais "tu joues avec".

Johan – Oui, c'est ça.

Mirza – Tu l'aides à faire passer son message, entre guillemets ?

Johan – C'est ça. En fait, il y a un peu un travail invisible pour l'auditeur, mais le chanteur - sa manière de chanter va vraiment dépendre de la manière dont je vais jouer aussi. Et avec ma manière de jouer, je vais pouvoir lui donner plus de souffle où je vais pouvoir lui en enlever parce que lui va être influencé par ce qu'il entend. Et du coup, oui, dans le public on va juste écouter un mec qui a du mal à sortir cette note où il est à court de souffle donc il galère, ou... On se dit "ah il chante pas très bien" ou je ne sais quoi. En fait, on ne se rend pas compte - évidemment, c'est en partie dû au chanteur lui-même - que c'est aussi en grande partie dû au travail que fait le pianiste derrière. Et c'est vrai que si on a envie de ruiner un chanteur sur un morceau, on peut le faire si on lui donne pas le temps de respirer. Si, quand il a besoin d'espace, on lui en donne pas. Ou alors, on peut faire l'inverse, jouer de telle manière qu'il ait vraiment tous les éléments pour produire le meilleur son possible. Donc, c'est ça le vrai travail aussi de l'accompagnement vocal.

Mirza – D'accord. Tu parlais des auditeurs. Est-ce que tu peux nous dire comment toi, tu te sens par rapport aux auditeurs ? Qu'est-ce que ça te procure comme émotions, un auditoire ?

Johan – Ça procure... Ça procure beaucoup d'émotions.

Mirza – J'imagine que tu joues pas que pour toi.

Johan – C'est exactement ça, c'est-à-dire que le but final de tout ça, c'est d'arriver à comprendre une émotion, à pouvoir la restituer dans le son. Et du coup, une fois que ce travail est fait, pouvoir la partager avec un auditoire, avec des gens. En fait c'est ça le but, c'est tout. Ça va pas plus loin que ça. C'est juste saisir une émotion pour pouvoir la transmettre.

Mirza – Et tu sais quand tu l'as transmise ?

Johan – On n'est jamais sûr, mais généralement, quand on sent qu'on transmet quelque chose c'est que quelque part, c'est transmis. Si on prend un maximum de plaisir à faire ce qu'on fait, il y a de grandes chances que ça se ressente dans le public. Et en fait, ils sont moteurs aussi de ça, c'est-à-dire que s'ils n'étaient pas là, on irait peut-être moins chercher au fond de nous pour leur donner ce qu'ils veulent. Leur présence est le moteur du concert.

Mirza – Merci. Est-ce que tu peux nous dire quelles sont les émotions qui t'intéressent le plus dans ce que tu joues, et si tu peux embrayer sur Schubert - la partition que tu tiens sur la photo ?

Johan – Sur la photo, j'ai choisi particulièrement ce lied-là parce que c'est... Déjà parce que c'est un lied, c'est ce que je joue le plus. C'est une pièce, "An die Musik", un hymne à la musique. Et du coup là, c'était parfait puisque c'est une pièce piano-voix, ce que je joue souvent, et c'est un hommage à la musique. Pour le coup, c'était parfait. Pour les émotions, c'est vrai que dans Schubert... Il y a des curseurs comme ça chez les compositeurs, il y en a qui vont mettre le curseur de la forme et de la structure très haut et l'émotion sera très bas, ou je sais pas, le rythme très haut. Chez Schubert, le curseur de l'émotion est très, très haut. Et c'est vrai que c'est ça qui me touche parce qu'au final, y'a que ça qui est intéressant. C'est l'émotion. Et chez Schubert, il y a deux choses qui me parlent beaucoup dans sa musique, c'est son grand talent de mélodiste, c'est-à-dire qu'il écrit des lignes musicales, des mélodies à la fois sublimes et toujours très simples. C'est ce que j'aime beaucoup, c'est de parler ou d'exprimer quelque chose de très profond, mais de la manière la plus simple possible. Du coup, ça parle à tout le monde et on s'y retrouve tous, dans ces mélodies. On a tous vécu quelque chose qu'on peut retrouver dans une mélodie de Schubert, parce qu'elle est à la fois très simple à écouter, mais émotionnellement, c'est extrêmement mature. On sent que quand il vit quelque chose, il comprend très bien ce qui se passe et il arrive à le retranscrire en musique d'une manière très simple. Et ça, c'est l'idéal pour moi de ce qu'un compositeur - ou un artiste en général, dans tous les arts d'ailleurs - c'est l'idéal qu'on recherche, qu'un artiste doit rechercher. Et Schubert fait peut-être ça mieux que mieux que personne. C'est la simplicité à l'état pur, mais pour exprimer des émotions de la vie, tout simplement, de la vie de tous les jours mais d'une manière qui est extrêmement noble. Donc, c'est vraiment ces émotions-là qui me parlent.

Mirza – Merci beaucoup Johan.

Johan – Merci Mirza.

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